
A un niveau élémentaire, tout d’abord, parce que c’est toujours moins coûteux en énergie de ne pas changer. « Tu fais quoi, cette année ? Pareil que l’année dernière. Ah bon, alors c’est facile ». Beaucoup de comportements répétitifs et anti-créatifs sont tout simplement liés à « la flemme ». Changer oblige à se remuer, le corps, les méninges, c’est-à-dire à dépenser de l’énergie. Plus l’innovation est grande, plus la dépense en énergie sera forte. Surtout si elle va à contre-courant des habitudes, des principes, des usages, des traditions, des avantages acquis par l’inertie.
A un niveau plus intime, la démarche créative dépense de l’énergie parce qu’elle conduit à passer par l’irrationnel. Même si ce passage est temporaire, encadré, sécurisé, aller vers l’irrationnel c’est aller vers un genre de folie. Le rationnel a été inventé pour sécuriser, pour tracer des routes dans la jungle, pour ranger le désordre. Et voilà que l’on nous demande de retourner vers la pensée désordonnée, vers la pensée floue, vers le syncrétisme du primitif et de l’enfant. Se laisser aller vers sa propre folie est un peu angoissant (et si je n’en revenais pas ?), d’où les fous rires nerveux qui accompagnent souvent son expression. Exprimer sa « folie » devant les autres, devant un groupe, est une prise de risque, qui va bien au delà de la mise en cause de son statut social et qui explique le besoin de confiance que l’on développe dans les groupes.
A un niveau plus profond, la démarche créative conduit à laisser exprimer des contenus inconscients. Le langage utilisé en créativité est associatif et non déductif. Le lien entre les mots, les images, procède d’une mécanique dont l’enchaînement est émotionnel. De la sorte, les chaînes associatives expriment des contenus latents, inconscients, que l’on ne contrôle pas. Plus encore, dans la pratique de certaines techniques telles que les techniques projectives ou les techniques oniriques, on « délire », on fantasme, on laisse son inconscient s’exprimer sans retenue. Le rêve, y compris le rêve éveillé, est une porte d’entrée vers l’inconscient. C’est d’ailleurs grâce à ces structures inconscientes, qui joueront le rôle de « scanner », que l’on pourra repérer dans le chaos créateur, des « bonnes formes », autrement dit, de bonnes idées. S’autoriser à laisser exprimer son inconscient (ou du moins au minimum, ne pas se limiter à une expression sociale polie), est une prise de risque qui demande de l’énergie et suppose de la confiance.
Pourquoi recourir au registre des émotions ?
C’est que l’énergie humaine est de nature émotionnelle. « Sans émotion pas de vie », écrit David Servan Schreiber. D’ailleurs le mot émotion, rappelle Daniel Goleman, se compose du verbe latin motere voulant dire mouvoir et du préfixe é qui marque un mouvement vers l’extérieur. Il y bien longtemps que Piaget avait souligné le double moteur de l’esprit humain, l’affectivité et l’intelligence qui se développent parallèlement chez l’enfant. Émotion et motivation c’est la même racine. Pour se mettre en route il faut se motiver, avoir du désir ou de la haine, de la passion ou de l’angoisse.
Dans tous les cas, pour se mouvoir il faut s’émouvoir… !
Le cerveau émotionnel
Faire appel au registre des émotions c’est aussi aller puiser dans une autre partie du cerveau que l’on appelle le cerveau émotionnel. A l’intérieur du cerveau, explique David Servan Schreiber, se trouve un cerveau émotionnel, « un véritable cerveau dans le cerveau. Il a une architecture différente, une organisation cellulaire différente du reste du néo cortex, c’est-à-dire de la partie évoluée du cerveau qui est le siège du langage et de la pensée. De fait, le cerveau émotionnel fonctionne souvent indépendamment du néo cortex. Le langage et l’intelligence n’ont sur lui qu’une influence limitée : on ne peut pas commander à une émotion d’augmenter ou de disparaître ». Ce cerveau profond, que Broca avait appelé limbique, a pu être photographié : « Lorsqu’on injecte à des volontaires une substance qui stimule directement la partie du cerveau profond responsable de la peur, on voit le cerveau émotionnel s’activer, presque comme une ampoule électrique, alors que, autour de lui, le néo cortex ne montre aucune activité ».
Nous avons bien deux cerveaux, résume Daniel Goleman, « deux esprits et deux formes différentes d’intelligence, l’intelligence rationnelle et l’intelligence émotionnelle ». Le recours au cerveau émotionnel, en dehors de l’aspect énergétique, est utile à la créativité pour plusieurs raisons.
D’une part c’est une mémoire, un stock d’informations, différent de la mémoire ordinaire. « Mais d’où est-ce que je sors cela ? » dites-vous souvent lorsqu’il vous arrive de vous souvenir de vos rêves au petit matin. Effectivement, les rêves puisent allègrement (puisqu’ils en ont la liberté) dans toutes les parties du cerveau. Le contenu des rêves est parfois tout à fait explicite et vous pouvez en voir les sources facilement, mais dans certains cas, ils vous proposent des images étonnantes qu’ils ont été chercher dans un stock ignoré de vous-même (de votre pensée consciente). C’est un peu comme si votre ordinateur avait deux mémoires, la mémoire usuelle, bien pratique pour le courrier et une mémoire mystérieuse qu’il faut aller dénicher dans certaines occasions. En réalité, le cerveau possède deux systèmes de mémoire, note Daniel Goleman, « l’un pour les faits ordinaires, l’autre pour les faits chargés d’émotion ».
D’autre part, ce stock de mémoire supplémentaire nous intéresse, non seulement pour une raison quantitative, mais aussi parce que les souvenirs émotionnels ont la faculté de se regrouper, de s’agglutiner entre eux d’une manière plus souple que les autres et de générer ainsi plus facilement des idées. La logique de l’esprit émotionnel est associative, note Goleman, c’est pourquoi les comparaisons, les métaphores, les images, parlent directement à l’esprit émotionnel.
Le professeur Todd Lubart, qui a conduit plusieurs recherches sur les liens entre émotion et créativité, a montré qu’un état émotionnel facilite l’interprétation d’un stimulus de manière plus innovante et que les expériences émotionnelles permettent d’établir plus facilement des liens entre deux concepts théoriquement distants mais émotionnellement proches. Ce lien entre émotion et créativité, pourrait avoir une explication physiologique. Selon, certains chercheurs l’effet des émotions positives sur la créativité survient grâce à la sécrétion de dopamine : la libération de ce neuro-médiateur, plus importante sous une émotion positive, facilite le déploiement de l’attention et la sélection de différentes perspectives. Mais bien entendu, l’excès d’émotion dérègle totalement le cerveau, les émotions doivent être modulées par l’analyse rationnelle dont est chargé le cerveau cognitif. La vie psychique, note le professeur Damasio, est le résultat d’un effort permanent de symbiose entre deux cerveaux. C’est bien ce que nous essayons de faire en alternant les phases d’éloignement et celles de croisement.
Le groupe, vecteur de l’émotion
Tous les créateurs individuels ont eu recours à des « techniques » pour mobiliser leur émotion au moment où ils devaient créer. Rituels et recettes, manies multiples et variées, recherche de silence ou de bruit, moments privilégiés, stimulations favorites, voire recours à des stimulants artificiels (alcool, drogue, etc.).
Dans le contexte où nous nous trouvons, nous voulons produire des idées de manière simple, (la créativité n’est pas magique), de manière démocratique (tout le monde est créateur), de manière pratique (demain matin de 9h à 12h, on va chercher des idées).
Pour répondre à cette demande de mobilisation émotionnelle pratique, la méthode qui est proposée et qui fonctionne bien, c’est le groupe. Le groupe de créativité est un moteur qui, au lieu de consommer de l’énergie, en produit, et qui permet de mettre en jeu son émotion dans un contexte protégé et sécurisant. A condition de respecter un certain nombre de règles de jeu (tous les groupes ont des règles, ceux de rugby comme ceux de créativité) et de se fixer des objectifs sur trois plans : communication, confiance, cohésion.